Le célèbre architecte américain Peter Eisenmann, 87 ans, a récemment donné une longue interview lors d’un live Instagram (l’un des phénomènes sociaux de cette période d’éloignement physique) avec le rédacteur en chef du magazine international PA. Celui qui est considéré comme étant le père du déconstructivisme est également un grand théoricien de l’architecture, pratiquement un philosophe. Au cours de ce riche échange, il a notamment déclaré que l’architecture a une valeur lorsqu’elle «parle de ce qui ne se voit pas, lorsqu’elle produit en nous émotion, frisson, agitation ou sérénité». Je me suis immédiatement remémoré ma sinistre balade crépusculaire entre les cubes de béton du «Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe» à Berlin dessiné par Eisenman. Du point de vue constructif ce n’est qu’un quadrillage de blocs plus ou moins hauts ; sur le plan des sensations, un véritable coup de poing dans le ventre !

Alors que l’urgence sanitaire semble atténuer sa prise, on tente de comprendre, de chiffrer et d’estimer l’impact de ces trois mois passés hors du temps. Les chantiers ont d’abord été pointés du doigt, puis stoppés et finalement rouverts à condition de se soumettre à de strictes conditions. Les entreprises de la construction se sont activées louablement et consciencieusement pour répondre aux exigences du moment, tout en assurant la poursuite des chantiers, en garantissant la qualité des travaux et, par-dessus tout, en préser- vant la santé de chacun. Alors que les syndicats ont mis beaucoup d’énergie dans des actions plus médiatiques que constructives, les hommes et les femmes de la construction ont adopté des milliers de gestes préventifs. Beaucoup de patrons se sont également montrés solidaires, faisant par exemple don de masques de protection ou d’autre matériel à des institutions sanitaires qui en manquaient. Nombre de ces actions ont été menées spontanément et sans aucune médiatisation.

Le communiqué lancé ces jours conjointement par les principaux acteurs genevois de l’acte de construire (APCG, CGI, FAI, FMB et USPI) est une belle invitation au dialogue. L’activité du secteur a passablement été perturbée. Avancée des travaux ralentie, dates de remise repoussées, mise en place de mesures de sécurité supplémentaires, autant d’aléas qui ont un coût effectif. Si l’un ou l’autre aurait éprouvé l’envie d’en faire porter le poids uniquement aux autres partenaires, cette formidable alliance rappelle à tous que l’on ne fait rien tout seul et que l’heure est à la recherche de solutions pragmatiques, équitables et supportables. Bien qu’elle n’ait pas fait les gros titres, cette initiative aura sans aucun doute un effet très bénéfique sur la sécurité de tous et la préservation de nombreux emplois. Il y a ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas. 